L’arbre semble le support le plus approprié de toute rêverie cosmique; il est la voie d’une prise de conscience, celle de la vie qui anime l’univers. Devant l’arbre qui conjoint deux infinis opposés, unit les deux profondeurs symétriques et de sens contraire, l’impénétrable matière souterraine et ténébreuse et l’inaccessible éther lumineux, l’homme se prend à rêver.(…)
À celui qui s’abandonne à la »lente volonté générale », le monde, grâce à cet intermédiaire privilégié qu’est l’arbre devient spontanément intelligible, le méditant retrouve en soi-même les origines, la genèse de toute vie. La rêverie devant l’arbre engendre un imaginaire dynamique, dynamisant, mais rassurant. Pour l’homme, l’arbre est un modèle unique de sérénité, de sagesse. Lorsque le soleil descend sur l’horizon et que le froid gagne la terre, l’arbre, s’il perd ses feuilles, entre dans une longue période de repos ou plutôt d’hibernation mais, à la différence des animaux qui disparaissent de la surface du sol pour dormir jusqu’au printemps, l’arbre est à la fois présent et absent, son sang, sa sève, cessant de circuler dans les branches, s’est réfugiée, toute chaude encore, en bas du tronc, au départ des racines, donc dans le sol. Dépouillé de tout ce qui en lui était tendre et fragile, l’arbre n’est plus alors qu’une grande carcasse, un squelette. À l’arbre à feuilles caduques, s’oppose sur ce point le résineux qui lui ne les perd point. Aussi, l’un symbolise-t-il le cycle des morts des renaissances successives, l’autre l’immortalité de la vie, mais ces deux leçons d’existence ne sont nullement contradictoires, elles se complètent l’une l’autre, car ce ne sont que deux modalités d’une vie unique.
Que le soleil amorce sa remontée au zénith, alors, l’arbre qui semblait mort ressuscite. Au moment ou les oiseaux revêtent les vives couleurs de la pariade, il se couvre de feuilles toutes fraîches, aux teintes alors exquises, et bientôt fleurit. Pour l’homme qui assiste à ce spectacle, à cette représentation que se donne l’arbre à lui-même, sa vie apparaît plus facile que la nôtre, peut-être parce qu’elle est plus intérieure, plus discrète, plus secrète, peut-être parce qu’elle se déroule en silence, mais surtout parce qu’elle obéit aux grands rythmes naturels.
Qui n’a rêvé devant un arbre au printemps? Qui n’a ressenti son calme épanouissement comme une invite? Même l’homme moderne, qui a perdu la faculté de s’émerveiller, sauf peut-être et pour un temps devant les inventions nées de son cerveau, ne peut y rester insensible. Mais que l’on imagine l’humain des temps anciens, vivant au sein de la nature, pour qui l’alliance avec elle n’était oint soumission, comme on veut nous le faire croire, mais harmonie ou, mieux encore, que l’on pratique la méditation, alors une telle rêverie retrouve son utilité première, elle redevient ce qu’elle était, vitale, elle constitue un mode d’être, le plus authentique, le plus clairvoyant qui soit. Ainsi, au pied de l’arbre, rêve le Bouddha, et il s’éveille du trop humain cauchemar. Durant la méditation devant le figuier sacré, surgit du tréfonds de l’être la compréhension intuitive de l’univers dont l’individu cesse d’être séparé, celle de la place qu’il y occupe, du rôle qu’il doit y jouer, compréhension spontanée, nécessaire et suffisante, que possède tout vivant et qui n’est refusée qu’à l’homme, ou plutôt que l’homme seul se refuse.
Par le canal que lui offre l’arbre unissant terre et ciel, conscient et inconscient, le méditant peut monter et descendre, passer de la matière obscure et souterraine, d’ou il est un jour issu, à la pure énergie lumineuse qui l’anime et vers quoi il tend. Il peut alors redécouvrir son origine, et même l’en deçà de son origine (….), retrouver l’humanité tout entière dans l’arbre de l’évolution qui le rattache à la vie en son expansion. Ainsi guidé, l’homme reprend racine, il puise à la source, aux eaux primordiales, dans le fond inépuisable commun à toute vie.
Mythologie des arbres, Jacques Brosse, éditions Plon, 1989.